19.7.05

Conclusion générale

  • Retour à l'accueil

  • L’activité de traducteur de Baudelaire était intimement liée à son œuvre de poète et à l’évolution de celle-ci. Baudelaire a d’abord pensé ses traductions d’une partie des œuvres de Poe comme un moyen facile pour se faire connaître du grand public, s’introduire dans le milieu de l’édition, et assurer sa subsistance. Plus encore, en offrant à cette œuvre la popularité, Baudelaire voulait profiter de cette gloire pour lui-même, en se faisant reconnaître comme le découvreur d’Edgar Poe, celui qui, mieux que quiconque, avait su déceler sa vraie valeur et lui donner sa signification. Pour offrir la gloire à Edgar Poe, Baudelaire a fait appel à toute son intelligence d’écrivain ainsi qu’à une intelligence stratégique qui fait de lui un grand éditeur. Il est parvenu à créer la signification de son œuvre, définition qui l’accompagne encore aujourd’hui, à la fois en mettant en valeur certains aspects du texte, évidents ou latents, mais aussi dans certains cas en modifiant le sens même des textes originaux, qu’il a tiré vers ses propres préoccupations esthétiques. Mais la traduction, en tant que processus, a débordé le cadre de l’entreprise de traduction des œuvres de Poe par Baudelaire, pour imprégner toute son activité de poète : par l’influence des œuvres de Poe sur sa pensée, d’abord, mais également par l’utilisation de la traduction dans sa propre création, qu’il s’agisse de traduction d’œuvres anglophones ou de l’auto-traduction par Baudelaire de certains poèmes des Fleurs du mal en poèmes en prose. La pratique de la traduction de Baudelaire est le lieu et le moyen par lesquels celui-ci s’invente et se réinvente comme poète.

    La traduction des œuvres en prose de Poe par Baudelaire a donc été l’occasion d’un échange de gloire et de sens entre l’œuvre de Poe, et l’œuvre de Baudelaire, et entre le personnage Poe et Baudelaire. Celui-ci a offert à l’œuvre de Poe la popularité, et a fait de lui un personnage mythique. Cette gloire a rejailli sur le traducteur, et Baudelaire a joui d’une célébrité certaine par ses traductions, dont il profite encore aujourd’hui : en plus d’être un grand poète, il est considéré comme un des plus grands traducteurs du XIXe siècle. Il a donné à l’œuvre de Poe un sens particulier par la lecture qu’il en faite, et a promu ce sens (individuel) au rang de signification (collective). La pratique de ces textes et de l’activité de traducteur a également eu du sens pour lui, dans sa vie et dans son œuvre. Il a reçu du sens de cette activité et de ce processus et en a fabriqué en retour. Son rapport protéiforme à la traduction est une alchimie inédite entre traduction et création, dans laquelle s’est joué son rapport à la tradition aussi bien que s’est joué l’avenir de sa production.


    L’ampleur des enjeux de la traduction par rapport à l’œuvre de Baudelaire nous a amené à dépasser le cadre strict des Oeuvres en prose traduites par Charles Baudelaire. Une analyse plus poussée des traductions aurait été nécessaire, pour laquelle le temps nous a manqué. La perspective très large que nous avons adoptée a avant tout permis de voir Baudelaire et ses traductions sous un jour nouveau, jusqu’ici négligé. Cette analyse de l’activité de traducteur de Poe de Baudelaire nous montre un poète bien loin des clichés de l’artiste inspiré, c’est-à-dire toujours légèrement à côté de son œuvre et étranger à sa signification. Baudelaire fut au contraire un poète stratège qui a mis ses capacités de critique au service de son œuvre et de sa carrière littéraire. Calculateur enthousiaste, plagiaire qui a tout mis en œuvre pour faire lire et aimer l’œuvre qu’il traduisit, Baudelaire défie décidemment la critique.