19.7.05

Introduction

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  • Dès leurs premières parutions, les traductions des œuvres d’Edgar Allan Poe par Baudelaire ont été très appréciées. Leurs publications en feuilletons dans différents journaux[1], puis en volumes entre 1856 et 1865, ont valu à Baudelaire d’être largement félicité pour ce travail par ses contemporains : en 1858, Le Moniteur Universel jugeait que «M.Baudelaire (…) a traduit [Edgar Poe] d’une manière remarquable dans des sujets très difficiles. » [2], et cent ans plus tard, dans un ouvrage qu’il consacre à la réception française de Poe, le critique américain Patrick F. Quinn écrivait : « A translation of this excellence is hardly less than a tour de force.» [3] .
    En dehors de la qualité des traductions qu’il a produites, ses lecteurs et ses critiques apprécient également l’enthousiasme de Baudelaire pour Poe, qui se manifeste par un certain acharnement à le faire connaître. En mars 1856 la Revue Française suggérait même que les lecteurs seraient plus touchés par l’éloquence et l’enthousiasme du préfacier que par l’auteur américain
    [4] ! Le temps a donné raison à cet enthousiasme : Edgar Poe est devenu pour la France et l’Europe un auteur majeur, tant par son influence sur la littérature à venir (il est notamment considéré comme un précurseur du roman policier et du roman d’anticipation) que par son succès populaire. Baudelaire, par ses traductions d’une partie de l’œuvre de Poe et les préfaces et articles qui les ont accompagnées, a contribué de façon considérable à ce succès. Léon Lemonnier, critique français qui s’est spécialisé dans la relation qui unit Edgar Poe et la France, estimait en 1928 que : « … Baudelaire a contribué puissamment à la gloire de Poe par sa parole et ses écrits »[5]. Même si d’autres que lui (et en particulier Mallarmé, autre traducteur illustre de Poe) se sont attachés à faire découvrir Poe, c’est bien Baudelaire qui a réussi à faire d’un auteur alors peu connu « un grand homme pour la France» [6], sinon pour l’Europe toute entière. Plus récemment, certains auteurs, comme Claude Richard[7] ou Jany Berretti[8], ont, eux, insisté sur les aspects négatifs que l’influence baudelairienne a pu avoir sur la réception française d’Edgar Poe et de son œuvre, et notamment sur ce qu’on pourrait appeler l’ombre portée de Baudelaire sur l’œuvre et le mythe qui accompagne la figure de l’auteur américain. Ces critiques nous montrent en creux la place prépondérante qu’occupe aujourd’hui encore le travail de Baudelaire parmi toutes les traductions et critiques de l’œuvre de l’auteur américain. Les Histoires extraordinaires traduites par Charles Baudelaire demeurent le recueil de Poe le plus connu et le plus lu en France, et la gloire de Baudelaire en tant que traducteur reste immense. Elle est telle qu’Inès Oseki-Depré le classe parmi « les grands traducteurs français du siècle (Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Madame de Staël, Leconte de Lisle) »[9], si bien qu’il n’est peut-être pas exagéré de penser qu’elle participe à sa gloire de poète.

    Cependant, si la qualité et l’importance pour l’histoire littéraire du travail de traducteur de Baudelaire sont largement reconnues, on est frappé de constater que la critique baudelairienne s’est finalement assez peu intéressée à ce pan de la vie du poète. Alors que certaines éditions ont été jusqu’à associer œuvre poétique et traductions dans un même recueil des œuvres complètes de Baudelaire
    [10], les enjeux propres au processus de la traduction pour Baudelaire sont le plus souvent absents des études et réflexions sur son œuvre. La question de la traduction proprement dite, si elle est abordée, est souvent réduite à celle de l’influence que Poe a pu exercer sur Baudelaire. Paul Valéry, par exemple, écrivait en 1929 que Baudelaire n’aurait été « qu’un émule de Gautier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s’il [n’avait], par la curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages d’Edgar Poe un nouveau monde intellectuel »[11]. Mais les enjeux de la traduction (à la fois comme processus et comme activité) ne se résument pas à l’influence de Poe sur Baudelaire car celui-ci aurait pu être influencé par Poe par la simple lecture de ses œuvres. Les critiques de Baudelaire se sont également beaucoup intéressés à l’aspect économique du travail de traducteur de Baudelaire. Cette activité a effectivement été pour lui une rente de subsistance bienvenue étant donné ses constantes difficultés pécuniaires. Cependant, il nous semble qu’il s’agit là aussi d’une analyse réductrice : une activité qui a accompagné Baudelaire pendant dix-sept ans n’a sans doute pas eu dans sa vie une valeur exclusivement économique ; elle ne peut manquer d’avoir eu une certaine influence sur lui, par exemple sur sa façon d’appréhender l’écriture. Il faut peut-être voir dans cette analyse la marque d’un certain déni de la valeur propre de la traduction. Ce déni se manifeste plus ou moins fortement selon les époques et on le retrouve par exemple dans la thèse avancée par Claude Pichois[12] en 1967 - quelle qu’en soit la justesse sur le plan psychologique- qui voit dans l’activité de traduction de Baudelaire une procrastination de son propre travail de poète.


    Nous nous retrouvons donc face à un double constat : celui d’une insuffisance dans le domaine critique et celui d’une injustice faite à l’activité de traduction de Baudelaire, dont on n’imagine pas qu’elle ait pu entretenir un lien avec la constitution de son œuvre de poète. Or la seconde moitié du XXe siècle, qui a connu un important effort de théorisation du processus et de l’objet traduction, a été le moment d’une revalorisation de la traduction, dans la continuité de laquelle nous nous situons en ce début du XXIe siècle. Nous nous intéresserons donc exclusivement dans cette étude à cet aspect peu étudié de la vie et de la carrière de Baudelaire : son œuvre de traducteur.

    La traduction des œuvres d’Edgar Poe
    [13] a accompagné Baudelaire pendant près de dix-sept ans : de 1848 à 1865, années de maturité et de fécondité poétique[14]. Baudelaire a également traduit d’autres auteurs, de Quincey par exemple. La place qu’a eue la traduction dans sa vie et ses activités quotidiennes nous incite à penser que la traduction a eu un sens particulier pour lui. Quels sont les enjeux de la traduction pour le poète qu’est ou que veut devenir Baudelaire entre 1848 et 1865?
    Deux articles, qui tentent de rapprocher traduction et création poétique, nous ont orienté dans cette voie: dans un article de 1999, Eric Dayre, comparatiste français, avance que la traduction aurait permis à Baudelaire d’inventer le poème en prose
    [15], et Emily Salines, spécialiste de traduction, analyse, dans un recueil de 1999 traitant de l’interaction entre traduction et création, les mécanismes de l’appropriation par le biais de la traduction chez Baudelaire[16] en s’intéressant à certains poèmes, notamment « Le Guignon », patchwork littéraire composé de quelques vers introducteurs de Baudelaire et de vers traduits de Gray et de Longfellow.


    Le postulat de cette étude sera la définition de la traduction de Poe par Baudelaire comme échange de gloire et de sens. Cette définition est dérivée d’une expression employée par Paul Valéry dans Situation de Baudelaire : l’échange de valeurs : « Baudelaire, Edgar Poe échangent des valeurs.»
    [17] . « Celui-ci [Poe] livre à celui-là [Baudelaire] tout un système de pensées neuves et profondes. Il l’éclaire, il le féconde, il détermine ses opinions sur une quantité de sujets (…) Tout Baudelaire en est imprégné, inspiré, approfondi. Mais, en échange de ces biens, Baudelaire procure à la pensée de Poe une étendue infinie. Il la propose à l’avenir. » Pour Valéry, les valeurs échangées par le biais de la traduction semblent donc être: le sens, car Poe apporte à Baudelaire de la matière qui nourrira ses réflexions esthétiques; et: la gloire, ou postérité, car en faisant connaître et aimer Poe et son œuvre, Baudelaire assure à celle-ci sa survie dans le temps. Nous empruntons le terme de gloire à un texte de Walter Benjamin : La Tâche du traducteur[18], qui a également largement influencé notre postulat. Dans ce texte, Benjamin distingue dans la « vie » d’une œuvre trois moments : sa filiation (ses origines), sa création (ce qu’elle est), et sa survie (le moment de sa gloire). Pour lui, la traduction, comme la critique, découle de la gloire (ou célébrité) d’un texte en même temps qu’elle est une manifestation tangible de celle-ci, car l’œuvre elle-même ne peut être sa propre gloire, sa propre survie. La traduction des œuvres de Poe par Baudelaire a permis à ces œuvres d’atteindre un point de l’histoire que celles-ci n’auraient pu atteindre sans la traduction et les préfaces de Baudelaire.
    Le fil conducteur de cette étude sera donc l’exploration des modalités et du contenu de cet échange de gloire et de sens.


    La traduction est un phénomène complexe. Elle est à la fois un objet : une traduction que chacun peut lire, une activité : celle du traducteur, et un processus, qui fait se rencontrer deux langues, deux pensées et deux écritures. La traduction est d’abord l’œuvre d’un individu. Parler de sens, dans le cas présent, revient donc à parler de Baudelaire, du sens que la traduction a eu pour lui, du sens qu’il a trouvé dans Poe, et de celui qu’il a mis dans l’œuvre de l’écrivain américain. Par ailleurs, l’écrivain Baudelaire est pris dans une époque et dans un contexte donné, celui du milieu du 19e siècle en France, qui voit entre autres choses le développement du positivisme ou encore la Révolution de 1848 et le Second Empire. Parce que Baudelaire vit et écrit dans une certaine société, sa traduction est le fruit en même temps que la photographie d’une époque, de ses canons et de ses préoccupations politiques ou esthétiques. Précisons d’ailleurs que, près de cent cinquante ans après la parution des HE, la traduction de Baudelaire ne nous correspond sans doute plus complètement. Il faut peut-être voir dans les récentes remises en question de cette traduction, tant sur le plan de sa qualité
    [19] que sur le plan de son influence sur notre vision de Poe[20], le signe d’un changement d’époque. S’il est tentant de voir en Baudelaire un précurseur en maints domaines, dont celui de la traduction, il faut se garder de lire abusivement dans son oeuvre nos propres préoccupations. Ainsi, appréhender l’attachement de Baudelaire à produire une traduction littérale à l’aune des écrits d’Antoine Berman, qui datent des années 1990, serait une erreur ; car si la littéralité est pour Berman une façon d’accueillir à travers la traduction l’étranger, c’est-à-dire l’Autre, dans la langue, Baudelaire aurait plutôt tendance à faire une traduction littérale pour rester fidèle à l’étrangeté du texte, c’est-à-dire à ses effets fantastiques. Enfin, il nous faudra souligner le caractère multidirectionnel de la traduction, sorte d’alchimie par laquelle tous les éléments : texte, langue de traduction, traducteur, se trouvent finalement transformés, touchés par le processus.


    Pour tenter de mettre au jour ce qu’ont pu être les enjeux de la traduction pour Charles Baudelaire, nous nous pencherons dans un premier temps sur la question de ses motivations, c’est-à-dire sur ce que Baudelaire pense trouver dans Poe, ou ce qu’il veut lui prendre. L’étude de ces motivations nous fournira quelques points de repère grâce auxquels nous pourrons tenter d’analyser ensuite le travail effectivement réalisé par Baudelaire, à la fois traducteur et introducteur de Poe en France: nous montrerons qu’il est parvenu à donner à l’œuvre de Poe sa signification, et étudierons quel a été le processus de constitution de cette signification. Enfin, nous questionnerons l’influence de la traduction sur l’œuvre de Baudelaire. Ce que le processus, l’activité et l’objet lui ont apporté pour lui-même et pour son œuvre est l’aboutissement imprévisible de la métamorphose opérée par la traduction.





    [1] La première traduction de Poe publiée par Baudelaire est Révélation magnétique, parue dans La liberté de penser en juillet 1848.
    [2] Le Moniteur Universel, août 1856. Cité par Léon Lemonnier dans L.LEMONNIER. Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. P.157.
    [3] P.F.QUINN. The French Face of Edgar Poe. Carbondale : Southern Illinois Press, 1957. P.121. « Une traduction d’une telle excellence n’est rien moins qu’un tour de force » (je traduis). [4] Revue Française, mars 1856 : « M.Baudelaire a, dans sa préface, exhibé le personnage américain de son auteur avec une verve de sympathie et de talent qui risque fort de dépasser le but, car jusqu’ici, je dois l’avouer, n’ayant encore lu que la moitié du livre, la préface m’en paraît le morceau capital, l’histoire la plus touchante, la plus humaine et même la plus extraordinaire. ». Cité par L.LEMONNIER, Idem, P.155.
    [5] L.LEMONNIER. Ibid. P.162.
    [6] C.BAUDELAIRE. Lettre à Sainte-Beuve du 19 mars 1856 : « Il faut, c’est-à-dire je désire, qu’Edgar Poe, qui n’est pas grand-chose en Amérique, devienne un grand homme pour la France. ». Cor.I. Paris : Gallimard, 1993, (Coll.La Pléiade). P.343.
    [7] Spécialiste français de Poe. C.RICHARD. « Le mythe de Poe », in E.POE, Contes. Essais. Poèmes. Paris: Robert Laffont, 1989, pp.9-23 (Coll. Bouquins).
    [8] Spécialiste de traduction. J.BERETTI. « Influençable lecteur : le rôle de l’avant-lire dans la lecture du Poe de Baudelaire. », in Palimpsestes n° 9, 2e trimestre 1995: La lecture du texte traduit. Paris : Presse de la Sorbonne Nouvelle, 1995, pp.57-72.
    [9] I.OSEKI-DEPRE. Théories et pratiques de la traduction littéraire. Paris : Armand Colin, 1999. P.53.
    [10] Par exemple la première édition des Œuvres complètes de Baudelaire, parue chez Michel Lévy en 1869.
    [11] P.VALERY. « Situation de Baudelaire », in Variété, in Œuvres I. Paris : Gallimard, 1957, (Coll. La Pléiade). P.599.
    [12] Dans : C.PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire, Etudes et témoignages. Neuchâtel : La Baconnière, 1967, pp.242-261.
    [13] Plus précisément, d’une partie des œuvres de Poe.
    [14] Lorsqu’il a commencé à traduire Poe, Baudelaire avait en effet déjà composé la plupart des pièces qui forment le recueil des Fleurs du Mal et la période pendant laquelle il a pratiqué la traduction a vu la publication des Fleurs et l’écriture des Petits poèmes en prose.
    [15] E.DAYRE. « Baudelaire, traducteur de Thomas de Quincey. Une prosaïque comparée de la modernité. », in Romantisme. Revue du 19e siècle n°106, 4e trimestre 1999 : Traduire au 19e siècle. Paris : Sedes, 1999, pp.31-52.
    [16] E.SALINES. “Baudelaire and the alchemy of translation”, in The Practices of Literary Translation: Constraints and Creativity. Dir. par BOASE-BEIER, Jean et HOLMAN, Michel. Manchester: St. Jerome Publishing, 1999, pp.19-30.
    [17] P.VALERY. op.cit. page 7. P.607 (en italique dans le texte).
    [18] W.BENJAMIN. « La Tâche du traducteur. », in Œuvres I. Paris : Gallimard, 2000 (1ère éd: 1923), pp.244-262. (Coll. Folio Essais).
    [19] Qualité remise en cause par Henri Van Hoof dans son Histoire de la traduction en Occident : « la traduction baudelairienne est plus littérale qu’aisée… ». H.VAN HOOF. Histoire de la traduction en Occident. Paris/Louvain-la-Neuve : Duculot, 1991. P.71.
    [20] Voir supra page 6, Claude Richard.

    3 Comments:

    At 14/09/2011 18:01, Blogger Unknown said...

    J'ai lu plusieurs traductions de Poe par Baudelaire, le chat noir, le scarabée d'or, et d'autres. Et je traduis moi-même des textes anglais, ce qui influence grandement et fait évoluer ma façon d'écrire. La traduction est formatrice pour l'écrivain.

     
    At 15/09/2011 10:02, Blogger Unknown said...

    J'ai traduit en deux jours Le chat noir de Edgar Allan Poe et je l'ai publié hier sur mon Blog cliquez si cela vous intéresse d'y jeter un oeil.
    Je suis d'accord que l'enthousiasme est un moteur puissant, et je rajouterai que l'existence d'une réponse à ses questions nous motive encore plus s'il s'agit d'effectuer un travail de traduction pour l'obtenir. La motivation pécuniaire serait intervenue chez Baudelaire du fait de sa possibilité de faire connaître Poe en France.

     
    At 21/11/2011 21:41, Anonymous NM said...

    Bonjour
    Votre analyse dans votre mémoire de recherche est particulièrement intéressante. Merci.

     

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